Il est toujours intéressant de voir naître une controverse entre des capitales européennes qui se vivent en complète concurrence touristique, au moment même où la Commission à Bruxelles réfléchit sur l’unité de la Destination Europe et sur les complémentarités des pays membres. Il est vrai que Londres et Paris, qui sont en quelque sorte devenues des sœurs jumelles intiment reliées par l'Eurostar, conservent des réflexes datant du moment où elles étaient encore des sœurs ennemies. Identités meurtrières pas mortes ? Qu’en est-il réellement ?
Polémique
Une polémique est née il y a quelques jours lorsque
la capitale londonienne a décidé de publier ses chiffres de fréquentation touristique
pour 2013 en volant ainsi la vedette à Paris qui n’avait apparemment pas
terminé sa propre comptabilité ou dont les élus ont à faire face aux échéances
rapprochées des élections municipales.
C’est semble-t-il l’article du Figaro du 16 janvier dernier
qui a tout déclenché. « En 2013,
encore plus de visiteurs se sont bousculés dans les allées du British Museum,
première attraction de Londres, de la Tate Modern ou de la National Gallery.
Ils se sont envolés dans les cabines de la grande roue London Eye ou dans les
sombres couloirs de la Tour de Londres. Une affluence record permet aux
dirigeants de la ville d'espérer pouvoir annoncer, ce jeudi, qu'en franchissant
la barre des 16 millions de touristes étrangers, la capitale britannique aurait
détrôné Bangkok et Paris en tête des villes les plus visitées sur la planète.
Si les critères peuvent diverger, Paris avait accueilli 15,9 millions
d'étrangers en 2012. New York se classe en quatrième position. »
Les raisons avancées ? Un effet très bénéfique
de l’image jeune et positive donnée par les Jeux Olympiques et de l’image de
stabilité familiale donnée par celle des cérémonies du jubilée, mais aussi une
conséquence de la polarisation positive de certains quartiers à la mode qui
entraînent ainsi le marché. Le West End a semble-t-il encore renforcé sa
position : « Ces visiteurs
dépensent beaucoup: 5 milliards de livres (6 milliards d'euros) sur les six
premiers mois de 2013, en hausse de 12 %. Le West End, quartier du shopping,
des restaurants et des théâtres, pèse économiquement plus que la City, et
davantage que tout le secteur agricole britannique. »
Et le quotidien
d’insister sur le fait que les grandes expositions historiques comme celle sur
« Pompéi » ou bien encore celle qui a été consacrée à la célébration
d’une icône du rock et de la mode transgressive David Bowie, ont très largement
contribué à ce succès.
Pour avoir fréquenté Londres assez régulièrement ces
trente dernières années à la fois sur les Routes de la soie, sur celles des
villes thermales et sur celles des écoles d’art, je ne vois là que la
conséquence d’un mouvement progressif.
La capitale anglaise a su imposer une
nouvelle image de modernité faisant fi du passé, tout en gardant cependant son
exotisme insulaire victorien et son esprit de liberté punk. Un exercice
d’équilibrisme parfois un peu risqué mais qui est devenu payant à long terme. Je
me suis même demandé personnellement il y a une dizaine d’années si je n’allais
pas m’installer dans la capitale anglaise une fois ma retraite prise, en raison
même de cette mobilité créative. Ceci dit je n’aurais pas choisi le West End,
mais l’East End, voire Greenwich, dans ces quartiers où vivre au bord de la
Tamise donne le sentiment de faire
partie de la famille des skippers qui attendent de repartir pour un Tour du
Monde en un peu plus de quatre-vingt jours.
En tout cas, la municipalité parisienne a
immédiatement répondu en contestant les résultats :
« Les seuls chiffres à ce jour comparables sur
la fréquentation touristique entre Londres et Paris sont ceux de 2012, les
chiffres de 2013 n’étant pas encore consolidés. »
Précisions
supplémentaires :
« En 2012,
Paris (105 km²) a accueilli 29 millions de touristes (toutes nationalités
confondues) contre 27,6 à Londres, les périmètres étant par ailleurs très
différents puisque le Grand Londres (1 500 km²) couvre une aire à peu près
comparable à la région Île-de-France. Les chiffres parisiens ne prennent pas en
compte par exemple la fréquentation touristique du Château de Versailles ou de
Disneyland Paris. »
Visiblement, le mot handicap a bien été inventé
par les anglophones.
Quelle cible ? Les Chinois bien entendu !
Ceci dit il est certain qu’un certain nombre de
déclarations qui prennent pour cible successivement l’attitude trop respectueuse
des journalistes français vis-à-vis du chef de l’Etat, la situation supposée catastrophique
de l’économie française, la dénonciation du manque d’esprit entrepreneurial de
la France qui ne disposerait pas du mot « entrepreneur » dans son
vocabulaire et les prix élevés pratiqués à Paris se sont multipliées depuis
plusieurs semaines.
Ces déclarations, qu’elles soient ou non orchestrées,
contribuent à forger les différences et à renforcer les préjugés. Qu’elles
viennent de la Grande-Bretagne ou des Etats-Unis (Newsweek), elles vont toutes
dans le même sens : « The Fall
of France ». En un mot la France socialiste est mal gouvernée et le
Paris socialiste en est le plus évident symbole car l’insécurité y augmente et
l’agressivité quotidienne des Parisiens ne fait qu’augmenter. Il n’est pas
jusqu’à Scarlett Johansson qui fasse part de ses déceptions :
« L'actrice évoque alors la façon de marcher
« frustrante » des Parisiens. « Je suis new-yorkaise et je suis
une experte de la marche [...]. On doit se déplacer, s'éviter les uns les
autres, c'est toute une chorégraphie. [...] Je suis devenue vraiment agressive
avec les gens maintenant et je m'en fiche! ». La star vit pourtant en
grande partie à Paris.
A ce propos on n’a pas vraiment mesuré l’effet touristique
induit comparatif des films de Woody Allen, dont Johansson est devenue la muse depuis
quelques années, ces films tournés à Londres et à Paris, comme on l’a fait à
propos de Rome et de Barcelone en mettant en avant un effet d’image positif sur
le nombre de visiteurs. « To Rome
with Love » est pourtant aussi mauvais ou aussi bon que « Midnight in Paris », en tout cas
aussi « cliché », mais qu’en est-il de « Vicky Cristina Barcelona » ou de « Scoop » qui étaient de meilleurs films. Il semble que les
revues touristiques se soient un peu égarées dans des comparaisons hasardeuses,
même s’il est vrai que les capitales qui ont accueilli le cinéaste à bras
ouverts espéraient des retombées et que les films ont alimenté les commentaires
transatlantiques de touristes du week-end attirés par ces clichés qui les rassurent
et leur proposent une identification facile.
La foule concentrée à Montmartre
autour de la Place du Tertre le 1er janvier dernier, alors que tous
les musées parisiens étaient fermés, montre bien que les clichés ont la vie
dure et que beaucoup des touristes s’attendaient visiblement à ce que Picasso
apparaisse devant le Bateau-Lavoir pour aller prendre une bière au café du coin.
Mais en fait, ce ne sont pas les Italiens, les Espagnols, les Anglais ou les
Américains qui sont visés par ce combat à base de communiqués ; ce sont
aujourd’hui les visiteurs venus de Chine qui font la différence.
Atmosphères
Alors, si la querelle entre les deux capitales
disparaît aussi vite qu’elle est apparue, il restera peut-être un simple sentiment
d’amertume qui finira par se dissiper. Les équipes municipales changent et
leurs politiques avec elles. Dans tous les cas, pourtant, il n’est pas mauvais
de profiter de ce débat ponctuel pour faire des comparaisons sentimentales ou
plutôt, pour mieux dire, engagées et personnelles. J’aime les deux villes
d’amour, mais je ne peux pas oublier que je suis né à Paris et que j’y ai vécu
quarante-six ans de manière quasi continue.
Lors de mes deux derniers voyages en Grande Bretagne
en 2012, je n’ai pas pu retenir une réflexion née d’une évidence, celle du
succès populaire des expositions d’art que j’ai visitées en particulier celle
de la Tate Modern :
« Je crois
que l’environnement de la capitale joue également pour beaucoup. Que l’on
vienne de la rive droite en franchissant la passerelle du millenium ou bien que
l'on marche depuis la station de métro de Southwark en découvrant une série de
nouveaux bâtiments en vente dont l’ameublement design est déjà installé et
visible par les fenêtres ouvertes, la capitale anglaise donne un sacré coup de
vieux à sa sœur française qui semble reléguée par comparaison à devenir peu à
peu un simple musée à ciel ouvert, écrin trop précieux pour un patrimoine
prestigieux. A Londres, Foster semble entraîner dans son sillage un
surgissement de formes inusitées qui se désignent les unes les autres comme
dans un concours, inusitées au moins sur le « vieux continent » que je connais. »
Sans trop d’exagération, c’est un monde tout nouveau
que j’ai découvert après seulement cinq années d’absence, comme si je me
trouvais tout à coup en présence de la ville de « Play Time » de Jacques Tati après avoir quitté peu de temps
auparavant les quartiers du XVIIIe siècle qu’avait connus Jane Austen. En fait
je dois à la vérité que les deux aspects cohabitent toujours, mais le spectacle
d’une ville nouvelle, moderne et libérale, spéculative et libérée m’a saisi
après une dizaine de kilomètres à pieds et cinq musées parcourus en deux jours.
Une image en tout cas très éloignée de celle que m’avaient donnée les étudiants
à la fois punks, drag queens et fans de Derrida et Bourdieu du Goldsmith
College ou bien encore celle de la foule du Carnaval de « Notting
Hill » dans les années 90.
J’avais aussi écrit au printemps 2012 : « La schizophrénie fait parfois partie du
charme des villes…et comme dans les romans, le meurtrier qui se cache derrière
les jardins fleuris, termine ses confessions en justifiant sa disparition
prochaine… ». Je ne pouvais pas oublier la présence à Londres des
personnages doubles de Robert Louis Stevenson.
Pour ce qui concerne Paris que j’ai véritablement
parcouru en touriste ces dix dernières années, en changeant de quartier
pratiquement à chacun de mes séjours, je m’y suis senti peu à peu lentement
bercé et conforté dans la longue durée de mes souvenirs. Est-ce que ce sont mes
propres traces dans cette ville qui sont forcément nostalgique ? Est-ce
que je ne recherche finalement que les endroits qui n’ont pratiquement pas
changé depuis mon adolescence : le XXe arrondissement populaire et « ethnique », le quartier Mouffetard et ses commerces de proximité, les rue du quartier des Gobelins aux noms de peintres célèbres, les ateliers d'artistes du XIVe arrondissement, le Jardin des Plantes, le Faubourg Saint-Antoine, la Butte aux Cailles, la Butte Montmartre voire les quartiers
pavillonnaires de la banlieue où j’ai grandi ? Ou bien est-ce que Paris
est en effet devenue une ville musée qui ne va plus changer sinon en restaurant
régulièrement un patrimoine précieux ? Une ville bien protégée des
attaques de la spéculation libérale depuis que le quartier de la Défense ou
celui de la Porte d’Italie se sont doucement calmés en devenant des abcès
de fixation de l’architecture moderne triomphante et que le Centre Pompidou
devenu « Patrimoine du XXe siècle »
attend patiemment de dialoguer avec la nouvelle canopée des Halles ?
Paris est en effet un musée auquel les touristes
accrochent des cadenas pour que personne ne puisse en détacher le souvenir de
leur passage et pour que la ville elle-même continue à adhérer intimement à son
passé et au leur. Mais nous savons tous que les rambardes de la Passerelle des
Arts sont changées régulièrement pour laisser la place à de nouveaux cadenas,
sinon elle finirait par s’écrouler dans la Seine sous l’effet d’une surcharge
pondérale. Symbole d’une illusion ?
Si on en croît les statistiques sur la fréquentation
des musées – et si on en croit ses yeux quand on passe devant la pyramide du
Louvre, l’entrée du Musée d’Orsay, celle de l’Orangerie ou du Grand Palais -,
ce n’est pas du tout une illusion.
« Les
14 musées municipaux - parmi lesquels le Musée d'Art Moderne, le musée
Carnavalet, le Palais Galliera, le Petit Palais -, désormais réunis au sein
de l'établissement public Paris Musées,
ont accueilli l'an dernier 3.037.766
visiteurs, précise un communiqué de la Ville de Paris. Les collections
permanentes, gratuites depuis 2002, ont accueilli 1,360 million de visiteurs,
un chiffre stable par rapport à l’an dernier. En revanche, le nombre de
visiteurs pour les expositions temporaires (1,674 million) a connu une hausse
de plus de 65% par rapport à l’année précédente. Un bond qui est dû au succès
notamment de l’exposition Keith Haring qui a accueilli environ 300.000
personnes l'été dernier au Musée d'Art Moderne…Le Palais Galliera, consacré à
la mode, qui a rouvert fin septembre
après des travaux de rénovation, a aussi connu « un vif succès »
grâce aux expositions « Paris haute couture » (hors les murs, à
l'Hôtel de Ville, plus de 200.000 visiteurs) et Alaïa. » Voilà en
effet des chiffres qui parlent d’eux-mêmes.
Innovations urbaines
Si on quitte le domaine de l’image architecturale –
celle des bâtiments emblématiques et iconiques déjà construits ou en
projet dans les deux capitales : la « Tour Signal » La Défense de Libeskind versus « The Shard » de Renzo Piano par exemple – pour regarder du côté
de projets urbains destinés à améliorer la vie du plus grand nombre, je pense
que les deux capitales font jeu égal. Le contraste dans ce domaine prend plutôt
son origine dans la continuité des différences : Londres ayant su garder
de grands parcs au cœur de la ville, tandis que Paris sauvegardait de petits
coins de verdure - les parcs publics - au centre en rejetant des espaces verts importants
à la périphérie (Bois de Vincennes et Bois de Boulogne).
J’apprécie je crois à leur juste valeur les
créations de Gilles Clément comme les jardins du Quai Branly ou le Parc André
Citroën, tout comme les jardins thématiques du Parc de La Villette et
particulièrement les bambous de Chemetov ou encore la coulée verte qui part de
l’ancienne Gare de la Bastille. Tous ces exemples constituent de véritables
innovations fondées sur un renouveau de la fonction du jardin urbain et sur une
relecture réellement biologique, agronomique et botanique des espaces verts et
le respect de la vie autonome des végétaux qui constituent les fondements du
concept. J’attends avec impatience de voir si la nouvelle municipalité décidera
en début de mandat le transformer en coulée verte l’avenue Foch, entre l’Arc de
Triomphe et la Porte Dauphine et de là vers le Bois de Boulogne.
Je vois de même apparaître à Londres des projets
ambitieux qui cherchent à proposer de nouvelles solutions vertes. C’est le cas
du « Garden bridge » de Thomas
Heatherwick l’auteur du « chaudron » qui rassemblait toutes les flammes
lors de l’inauguration des Jeux Olympiques. L’idée consiste à relier les rives
nord et sud de la Tamise par une sorte de jardin suspendu planté d’arbres et
laissant libre cours à l’installation des plantes sauvages. "There will
be grasses, trees, wild flowers, and plants, unique to London's natural
riverside habitat. And there will be blossom in the spring and even a Christmas
tree in mid-winter. I believe it will bring to Londoners and visitors alike
peace and beauty and magic." Toute aussi innovatrice,
la proposition de Norman Foster de transformer les tracés suspendus des chemins
de fer urbains en pistes cyclables, est regardée par le monde entier avec un
grand intérêt. “The proposal…would connect more than six
million residents to an elevated network of car-free bicycle paths built above
London’s existing railway lines if approved.”
Il semble donc bien que l’on ne soit pas à court
d’idées ni d’un côté ni de l’autre de la Manche. Alors comment sortir des faux
débats ?