Lorsque j’ai débuté la rédaction de ce blog sur la « Destination
Europe », j’ai souhaité inscrire d’emblée un court historique expliquant
les incertitudes qui ont prévalu pour qu’une politique européenne commune se
mette en place de manière à ce que l’Europe ne se présente plus en ordre
dispersé à la clientèle internationale et que, par la même occasion, les
touristes venus des différents pays européens, y compris ceux qui vivent dans
les pays membres du Conseil de l’Europe et ne faisant pas encore partie de
l’Union Européenne, se voient proposés des parcours cohérents, des solutions
intelligentes, des propositions inédites qui leur permettent de redécouvrir
leur continent commun.
Après tout, j’ai l’impression que je ne faisais là que revenir aux fondamentaux du programme auquel je me suis consacré depuis vingt-cinq ans, celui des Itinéraires culturels. J’avais donc en même temps présenté les grands chapitres d’un cours préparé pour des étudiants souhaitant approfondir la manière dont les différents responsables du tourisme dans le monde et tout particulièrement en Europe envisageaient la « Destination Europe ».
Où sont les politiques touristiques ?
L’interrogation sous-jacente était bien, compte tenu des décisions prises au sein de la Commission Européenne depuis l’entrée en force du Traité de Lisbonne, celle de la réalité d’une réintégration plus volontariste des politiques touristiques au sein des politiques européennes, après une période de désamour de presque quinze années. J’avoue qu’il s’agit d’une réintégration qui prend l’allure d’une véritable contamination puisque le tourisme touche pratiquement tous les secteurs de ces politiques et en même temps dépend de leur évolution. Pour n’en citer que quelques-uns, volontairement dans le désordre : celui de la directive « santé sans frontières » qui va amener les Européens à voyager pour choisir la place de leur cure ou de leurs traitements ou celui de la difficile mise en application de la Convention deSchengen et des obstacles temporaires qui peuvent empêcher la libre circulation. Mais aussi celui de la politique de protection de l’environnement qui touche de près l’éducation des touristes en la matière, celui de la politique agricole commune et de la question de la place et du rôle des productions locales dans l’image des lieux d’accueil, ou encore des mesures concernant la pêche et des moyens de palier la crise qui touche les marins pêcheurs.
Oenogastronomie Route des Phéniciens Sicile
Les termes de l'interrogation tenaient à une évolution
du marché et à un examen critique des réponses apportées par ceux qui mettent les visiteurs en
mouvement, les accompagnent et les reçoivent. Il n’est pas besoin de revenir
sur le fait que le développement touristique a connu une période de succès
populaire étonnante depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Cette vague inédite
s’est développée sur la lancée des conquêtes sociales des années trente,
interrompues par le conflit. Elle a surfé
sur les changements des modes de consommation caractéristiques des
« trente glorieuses » et sur des slogans mettant en avant
l’importance du confort des « arts ménagers » où de la flexibilité
des industries du prêt à consommer, du prêt à porter et du prêt à jeter venues
des Etats-Unis, remplaçant dans la joie du « toujours nouveau » et du
« toujours plus », puis du stylisme industriel, la célébration des habitudes du
travail domestique manuel et du recyclage. Ces nouvelles habitudes encadrées
par le marketing naissant ont conditionné la réaction positive massive vis-à-vis
d’un tourisme prêt à consommer. D’une société des arts ménagers nous sommes
passés insensiblement à une société des loisirs familiaux « où famille et univers des temps libres
viennent télescoper les solides certitudes hiérarchiques des uns ou la vision
en classes laborieuses des autres » (Jean Viard).
Mais cette vague s’est également accompagnée d’une
tendance à la banalisation des offres, une tendance qui s’est poursuivie et s’est
structurée durant une quarantaine d’années, faisant le succès de grands
opérateurs qui ont su trouver les réponses-produits au tourisme de masse et mettre
en place l’organisation logistique pour y faire face, avec un seul axe de construction
du rêve soudant trois mots clefs : sea, sex and sun. Cette approche
prévaut encore pour une grande partie du marché touristique.
Venise entre histoire et consommation
Loisirs et patrimonialisation
Une mutation fondamentale est cependant intervenue de
manière parallèle, au fur et à mesure où le niveau général d’étude augmentait,
mutation qui n'a pu atteindre l’ensemble de la filière du tourisme dans les vingt-cinq
dernières années que grâce à l’arrivée d’une crise anthropologique
profonde. Une crise qui est intervenue « après
deux siècles d’hégémonie de la valeur travail » et a provoqué une
réflexion sur le passage d’une société des loisirs à une société qui tend à
laisser une partie de la population dans le loisir forcé du chômage et une mutation qui s’appuie
sur un changement total des modes d’information et de communication, sans
parler des bouleversements de la carte de l’Europe. On nomme cela de manière schizophrène à
la fois : globalisation et repli sur soi. Le tourisme de la Destination Europe y
apporte des réponses graduées qui semblent à la fois un symptôme des mutations
et un remède aux inquiétudes qui naissent des bouleversements qui atteignent les
fondamentaux individuels et familiaux.
« Le
tourisme a dû réinventer le désir du patrimoine, de la mer, de la montagne, de
la campagne…, et faire de la cité un décor qui se visite. Mise en désir
« artialisation », mise en paysage, actions qui embellissent le réel
et le figent en l’état de sa découverte » écrit encore Jean Viard.
Nous y reviendrons car cette « artialisation » que d’autres
nomment aussi « patrimonialisation »
qui étaient tellement perceptibles dans la réaction enthousiaste du public à l’exposition du Grand
Palais à Paris sur les Plans-reliefs, sont déjà sujettes à une interrogation
qui montre que la phase suivante a débuté dans la foulée. Nous sommes passés de
la consommation du rêve exotique à la portée de tous, à la consommation du rêve
élitaire à la portée de tous, celui de l’adaptation du Grand Tour aux budgets
populaires, puis à un retour au partage entre les touristes et ceux qui les
accueillent des valeurs du travail traditionnel dans lequel le
rôle de la main, l’importance de la proximité de la production et de celle du
recyclage « dans un cadre de développement durable » représentent une
part croissante de l’offre. Comme souvent, trois vagues se succèdent, la dernière
valant synthèse des deux premières par l’importation des technologies dans un
contexte qui relie de ce fait besoin de proximité et habitude du dépaysement.
Nul doute que le besoin de synthèse, d’accord et de consensus que nous éprouvons devant les pertes de repères lui fasse
recouvrir les deux autres.L’activité touristique, en traversant ces trois étapes, en les superposant et en les hybridant, a acquis une place essentielle à la fois dans les politiques économiques, les politiques d’intégration et les politiques culturelles, ceci depuis les instances européennes, jusqu’aux décisions qui se prennent au niveau le plus local.
Paris, entre artialisation et patrimonialisation
Valeur travail et valeur loisirs
Importance économique, en raison d’une résistance
relative de ce secteur à la crise financière par rapport à d’autres secteurs de
production dont les adaptations stratégiques passent par la casse des machines,
l’abandon des hommes ou leur délocalisation. Importance en termes d’emplois et
de développement local dans des territoires qui sont passés d’une société
traditionnelle où l’économie familiale dominait, à une société postmoderne où
les visiteurs et les retraités qui se sont délocalisés de manière permanente ont
pris une place complètement inédite dans l’apport des richesses fondées sur la
coactivité, voire la coresponsabilité. Importance humaine enfin par le brassage
interculturel qu’implique une circulation renouée au sein d’un continent
longtemps partagé géographiquement, politiquement et mentalement. Importance
culturelle enfin du fait de la diversification de l’offre, de son
enrichissement thématique et des changements profonds dans l’utilisation du
capital temps libre et dans la vision de la valeur travail qui placent le
patrimoine dans un contexte curieux où la protection doit obligatoirement se
marier à la consommation, tout en aidant au dialogue des identités.
Pour ne donner qu’un exemple, mais qui est d’autant plus frappant qu’il atteint une classe qui devient majoritaire, celle des retraités actifs : le logement personnel de cette catégorie croissante de la population est à la fois quotidien et touristique puisque le temps du travail se confond de manière quasi permanente avec celui des loisirs : « …les logements qui ont « la vue » (sur mer, montagne, campagne ou même la ville) ont intégré l’art du paysage, acquis des voyages, dans l’intimité du quotidien ; sur un modèle quasi japonais d’être ensemble (si on lit attentivement Augustin Berque), où l’on fait société ensemble en partageant le regard sur le même point de vue et en le sachant mutuellement (ce qui est aussi la pratique télévisuelle) (Jean Viard). J’ajouterais que les logements qui n’ont pas la chance de disposer de cette vue, la recrée par des jardins miniatures ou le retour à une pratique du jardinage de proximité.
Provence, rêve de rettraite touristique
Mais avant d’entrer dans une forme de bilan des
évolutions des comportements et de la nature des initiatives qui ont répondu à
ces évolutions, il me semblait nécessaire de revenir sur la nature des
compétences que les grandes institutions internationales exercent de manière
complémentaire vis-à-vis du tourisme en Europe et donc des responsabilités qu’elles
partagent avec plus ou moins de bonne volonté dans les réponses qu’elles
proposent et parfois dans l’encadrement de cette évolution.
Ce sera l’objet des prochains posts.Jean-Paul Clébert. Vivre en Provence. L'Aube. 1993.
Bertrand Hervieu et Jean Viard. L'Archipel paysan ou la Fin de la république agricole. L'Aube. 2001.
Hervé Le Bras. L'Adieu aux masses. L'Aube. 2005.
Jean Viard. Court traité sur les vacances, les voyages et l'hospitalité des lieux. L'Aube poche. 2006.
Jean Viard. Eloge de la mobilité. Essai sur le capital temps libre et la valeur travail. L'Aube poche. 2011.
Jeremy Rifkin. La fin du travail. La Découverte. 1996 et 2006.
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