Depuis le premier article publié en janvier 2014, les élections françaises ont eu lieu, le gouvernement français a été remanié et les saisons touristiques de printemps ont commencé dans les deux villes. D’autres enjeux européens plus graves sont intervenus à l’Est de l’Europe que les querelles touristiques toutes démonstratives soient elles du manque d’esprit européen. Pourtant la réflexion ouverte par la comparaison de deux stratégies méritait d’être prolongée non pas tant en ce qui concerne les visiteurs eux-mêmes que par l’approche de la manière dont les habitants, les premiers concernés, ouvrent des espaces nouveaux pour que les touristes ne restent pas seulement des unités dans des comptes statistiques et des abstractions classées selon des moyennes de dépenses quotidiennes.
Tout le monde à la périphérie ?
Au-delà de tous les effets de manches et de muscles,
il existe une réalité à laquelle je me suis confronté personnellement et en
famille, dans une ville comme dans l’autre ; celle de l’impossibilité pour
la majorité des habitants de ces énormes villes de vivre au centre, faute des
moyens financiers pour y acheter ou y louer des espaces. Sur ce plan, les deux capitales n’ont rien à s’envier !
De ce fait, une grande partie de la population vit
non seulement physiquement, mais intellectuellement, culturellement et historiquement
en périphérie, sans pouvoir apprécier dans leur vie personnelle le passé qui a
produit le patrimoine de ces capitales, pas plus qu’ils ne peuvent vraiment
apprécier d’ailleurs celui des petites villes, voire des villages où ils
habitent et dont les noyaux anciens se sont noyées dans les constructions
récentes standardisées.
Et pourtant, ces lieux de vie et de production satellites
étaient en relation fonctionnelle avec le centre et s’étaient souvent spécialisés
en tant que pourvoyeurs de fruits ou de légumes, de petits artisanats ou de
petits produits industriels. Les Parisiens venaient s’y promener et s’y
détendre le dimanche – les tableaux des Impressionnistes en témoignent, comme
aujourd’hui les banlieusards viennent se promener et peut-être se détendre en
fréquentant les espaces commerciaux du centre-ville le samedi. Et ils demandent
de plus en plus nombreux à ce que le commerce continue le dimanche, ce que
Paris refuse encore en partie de décider, tandis que Londres en a compris
depuis longtemps l’intérêt économique et touristique d’une permanence
commerciale, tout comme les musées londoniens ont compris l’intérêt d’installer
une gratuité quasi complète.
Alfred Sisley. Le Pont à Argenteuil
Perte de mémoire : les solutions du Storytelling
Une fois de plus je suis persuadé que la nécessité
première - qui devrait concerner aussi bien les habitants que les touristes - consiste
à savoir raconter (ou à savoir se faire raconter) le passé, à en désigner les
traces de manière ludique, à décrypter les noms des disparus, fils conducteurs du passé, à comprendre le jeu des immigrations anciennes et récentes, plutôt
que de lutter en priorité pour que les magasins de bricolage soient ouverts le
dimanche.
En un mot il me semble essentiel de retrouver une mémoire commune à
partir de signes épars comme le fait Jean-Christophe Bailly dans ses approches
paysagères (Le dépaysement. Voyages en France). C’est une nécessité si l’on
veut en effet sortir de la simple rentabilité touristique et travailler pour
tous les usagers de la ville, les temporaires, comme les permanents.
J’ai le
sentiment, peut-être parce que j’ai pratiqué Paris comme un « commuter »
de banlieue pendant trente ans, puis comme habitant et enfin comme visiteur,
que le seul moyen de ne pas laisser cette ville se transformer en musée, c’est
de mettre à disposition de tous les approches les plus performantes pour que la
mémoire revienne, qu’elle soit quotidienne, banale, exotique, symbolique, rêvée
ou fantasmée.
Pour moi, il s’agit du tourisme de l’avenir, celui
qui ne délimite plus de frontières entre le visiteur chinois en groupe, le
couple américain du Texas friqué, le retraité de banlieue, le restaurateur
vietnamien ou portugais, le propriétaire d’un bistrot de barrière et le minot
des cités.
Station Jean Moulin. Tramway, Paris
Je me souviens encore de cet architecte américain –
dont je viens de lire qu’il était décédé en 1999 - qui avait acheté à Londres Folgate street une petite maison ayant appartenu à une famille de Huguenots ayant
apporté avec eux des Cévennes au XVIIe siècle les traditions des artisans
français de la soie, une maison située non loin de celle de Gilbert et George.
Qui
s’attendrait en effet à parler de la route de la soie dans les rues de la
City ou dans les environs du Barbican Centre, situé…Silk street ou à Spitalfields? Ce
garçon faisait visiter sa maison en expliquant de toutes les manières possibles
la vie de cette famille protestante que seule la Grande Guerre avait réussi à
disloquer. Démarche sensible de storytelling pour laquelle il allait jusqu’à
faire cuire un rôti afin que le petit groupe de visiteurs pense que l’odeur
même de la famille disparue était encore présente.
« The Jervis family are imaginary but attention
to detail here is incredible, although do not be mistaken in thinking that
historical accuracy was the driving force behind this project. Severs was not a
historian and never wanted anyone to think of his home as a museum. It is his
interpretation of 18th century domestic life and was put together on a very
limited budget. » C’était au début des années 90; la
démarche était, j’en suis d’accord, assez élitaire, mais elle indiquait une
direction qui devient beaucoup plus qu’une mode : un mouvement de fond.
Highgate cemetery, Londres
Villes invisibles
Depuis les années quatre-vingt-dix, de nombreuses
possibilités fondées sur le virtuel et les appareils mobiles, sur le récit
sonore embarqué comportant parfois la lecture d’un roman ou bien encore sur le
film téléchargeable, ont été développées pour aider les visiteurs à faire une
plongée dans les traces et les espaces tangibles du passé.
Ce travail de mémoire reconstruite peut s’appuyer
tout particulièrement sur le cinéma, comme c’est le cas avec les balades dans
Paris proposées par cinemacity (coproduction Arte et small bang), les ballades
sur les pas des parisiens célèbres, ou les environnements sonores proposés pour
les ballades de radio grenouille à Marseille.
Londres a également ouvert un
site de visite intitulé « Londres incognito » dont certaines visites
sont elles aussi fondées sur le making-off cinématographique. On s'intègre ainsi progressivement à des quartiers insolites.
De tels sites web
peuvent facilement évoluer en s’adaptant à l’actualité cinématographique. En
témoigne par exemple la carte interactive créée pour le film
« Diplomatie » sur les rapports franco-allemands dans la capitale
pendant la seconde guerre mondiale.
Un Café de l’Europe organisé dans le cadre du projet
SOURCE a été consacré à explorer l’approche nouvelle de ces villes invisibles
dont les espaces et les personnages disparus peuvent réapparaître dans les détours du web. Une application a été d’ailleurs développée à Enghien-les-Bains
sur le principe d’une visite de la ville à partir de cartes postales anciennes.
La thèse présentée à l’IREST par Margaux Abatecola
en juillet 2013 « Le développement desoutils numériques et de leurs effets sur le tourisme culturel francilien »
comporte une analyse du contexte, mais aussi des outils proposés aujourd’hui
dans le cas de l’Île-de-France. Bien que Paris intra-muros et ses musées soient
privilégiés, la méthodologie proposée mérite certainement de servir de guide
pour d’autres explorations de territoires touristiques.
On notera en
particulier le jeu « Enigmes à Versailles », le « MonumentTracker Paris » (« Le Cœur de Paris,
jolie fleur d’amour si jolie, que l’on garde dans son coeur, que l’on aime pour
la vie » Charles Trenet. Paris est connue pour ses monuments historiques et
sites remarquables à visiter. Tours, cathédrales, palais, arcs, ponts ou
fontaines… c’est une extraordinaire collection de repères pour remonter le
temps ») et les applications plus générales Mobily Trip et
Cultureclic.
Nuit blanche à Paris. Place de la République
Et les hommes ?
Le plus grand défaut des technologies mobiles
et des explorations sur le net, même si elles ouvrent la porte d’imaginaires
multiples, comme Le Carré d’Or qui parle des itinéraires culturels du Conseilde l’Europe à Paris, est qu’il y manque malheureusement la présence physique du
guide ou de l’amoureux des lieux, ainsi que celle des habitants qui sont pourtant
les véritables détenteurs de nombreuses histoires mémorielles. La voix et le
son, même merveilleusement enregistrés, ne suffisent pas toujours.
Carré d'Or. L'église jésuite Saint Paul à Paris, lien avec la Via Francigena
C’est la raison pour laquelle je pense que
l’expérience menée depuis 2007 et intitulée « Spark London » constitue un exemple tout à fait fascinant et
surtout inspirant. « Since 2007, Spark London has produced
hundreds of true storytelling shows in lots of different venues including the
Canal Café Theatre, Ritzy Picturehouse, Hackney Attic, the Blue Elephant
Theatre, Soho Square and Foyles. Outside London, there have been Sparks at
Manchester Town Hall, the Glenfiddich Distillery in Dufftown, and Riddle's
Court for the Edinburgh Festival.”
Quand on commence à
parler de soi-même, même si l’anecdote peut paraître banale, on commence à
dialoguer avec l’autre, le visiteur d’un moment ou le voisin venu d’ailleurs.
Fort heureusement Paris n’est pas en reste en ayant
rejoint au plan associatif la démarche des « greeters » née aux Etats-Unis et propagée à Florence,
Barcelone…ou Londres sous le nom de « Rent a local friend ».
« C’est
Paris qui a lancé le mouvement dans la région, en 2007, avec l’association
Parisien d’un jour. Plus récemment, les départements de Seine-Saint-Denis, des
Hauts-de-Seine ou de Seine-et-Marne, tous via leurs offices de tourisme ou avec
l’aide de Parisien d’un jour, ont développé le phénomène. Certaines villes ont
aussi noué le même type de partenariat avec « France Greeters »,
comme Versailles et Boulogne. »
Consciente de cette demande d’originalité qui a
trouvé des formes spontanées et non institutionnelles de mobilisation et de
nouvelles formes de mobilités volontaires, la ville de Paris a inventé une
solution structurée en organisant une sorte de festival intitulé « Paris face cachée » dont la
dernière édition a eu lieu fin janvier 2014.
« Durant 72 heures, vous allez vivre des moments uniques dans des
endroits atypiques. Ce sont plus de 100 aventures originales que nous devons
aux complices de Paris Face Cachée. Des lieux, des structures, des
personnalités, des passionnés qui ont inventé, créé, adapté, des expériences à
vivre. La nouveauté de cette édition 2014, ce sont les « Parenthèses
Artistiques ». Nous avons imaginé pour vous des rendez-vous musique, cinéma,
théâtre … avec des artistes intrépides qui ont accepté d’investir des lieux
inattendus le temps d’une soirée. Pour
profiter de ce voyage original, vous devrez accepter la règle du jeu : choisir
une expérience, sans savoir qui l’organise ; le lieu de rendez-vous est tenu
secret et sera dévoilé sur votre billet, après inscription ! »
Paris face cachée. Les souterrains de Paris
Cette opération inventive n’est pas très éloignée de l’initiative intitulée museomix et qui consiste à créer des communautés
d’intérêts locaux dans la visite d’un musée. « Museomix ne fonctionne que si une communauté locale est enthousiaste et
prête à s’investir dans le projet. Cette communauté prend forme sur la durée à
l’occasion de rencontres informelles (meetups, aperomix (comme à Lyon)…) pour
présenter Museomix et inclure des personnes ambassadrices dans différentes
communautés ou secteurs (design, hackerpaces, fablab, museogeeks, éducation…).
Ce n’est pas le musée qui fait museomix et ouvre sa porte, c’est la communauté
dans son ensemble (dont le musée est un des membres) qui organise et oriente le
muséomix local. »
Paris banlieue ? Une révolution douce ?
« Ils ne
sont allés ni à la Tour Eiffel, ni à l'île de la Cité, ni au musée du Louvre.
Ils ont admiré la basilique de Saint-Denis, la tour de l'Illustration à
Bobigny, la skyline de Créteil, Pouillon-city à Meudon-la-Forêt, le mont
Valérien à Suresnes, le port de Gennevilliers, l'île Saint-Denis… » C’est ainsi qu’est présentée l’ouvrage de Paul-Hervé
Lavessière publié l’an passé par Wild Project et intitulé « La révolution de Paris ».
« Dans une grande boucle de 6 jours
de marche dessinée par l'auteur, ils ont rallié Saint-Denis, Créteil et Versailles
à travers 37 communes et 4 départements (92, 93, 94, 78). Ils ont découvert le
grand paysage de Paris : cités-jardins et pavillons de meulière, places du
marché et échangeurs autoroutiers, grands ensembles et écoles républicaines,
friches végétales et lignes à haute tension, églises et zones industrielles,
forts et mosquées, carrières de gypse et gares de triage, canaux, fleuves et
rivières… »
Révolution au sens propre du terme, changement
d’attitude vis-à-vis des touristes, essai fructueux de sortir la banlieue de son
isolement touristique ? Londres là aussi a été pionnière en proposant la visite
de ses quartiers périphériques, ou de ses maisons hantées, mais il est vrai que
les deux capitales ne sont pas du tout conçues sur le même modèle urbain. On
franchit à Londres des cercles concentriques dont les transitions vertes sont
importantes, tandis que Paris ne propose que ses deux Bois : Boulogne et
Vincennes, avant de passer directement à un espace monstrueux où il faut en
effet des guides humains pour franchir les portes des anciennes fermes, celles
des petits ateliers d’artisanat et pour regarder par dessus les clôtures des
jardins maraîchers ou ouvriers.
Douce Banlieue propose ainsi près de 150
promenades. « Avec un comédien par
exemple pour découvrir l’histoire du 7e art sur le territoire, avec les
accompagnateurs de l’association Ça se visite ! A la rencontre des gens qui
habitent et travaillent dans ces quartiers, avec un habitant le long du marché
International de Saint-Denis ou encore en compagnie de guides professionnels à la
rencontre de merveilles insoupçonnées telles que la salle des mariages de
Bobigny, la cité-jardin de Stains, visites de Belleville … »
Une marche est d’ailleurs prévue le 27 avril
prochain sur le thème de la « Révolution de Paris » avec Douce
Banlieue : « Le parcours sera ponctué de visites et
rencontres insolites et inattendues : de
la musique avec les artistes de Gare au Théâtre, des histoires avec Accueil
Banlieues, une transhumance urbaine avec les moutons de Clinamen, le futur
éco-quartier de l'Ile-Saint-Denis avec les architectes de Bellastock, géniaux
recycleurs de déchets, une plongée dans les ateliers de la fabrique de culture
du 6B, une déambulation sur l'échafaudage de la Fabrique de la Ville avec les
archéologues de Saint-Denis, une traversée de l'ancien carmel devenu Musée
d'art et d'histoire, une rencontre avec les artisans de Franciade et les
histoires de la Basilique des rois de France… »
Est-ce que ceux qui ont été dépossédés de leur
capitale vont enfin pouvoir reprendre la possession de leur mémoire et de leur
propriété intellectuelle et émotionnelle, de ce qui les a constitués en tant que citadins souvent forcés ?
Nous
en sommes encore loin, mais de Londres à Paris, puis dans d’autres villes d’Europe,
autres capitales, moyennes ou petites cités régionales, des laboratoires
citoyens sont nés. Ils ne demandent qu’à s’étendre.
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1299640-londres-un-eldorado-c-est-faux-j-y-ai-habite-6-ans-la-devise-c-est-marche-ou-creve.html?cm_mmc=EMV-_-NO-_-20141230_NLNOACTU17H-_-londres-un-eldorado-faux-la-devise-c-est-marche-ou-creve
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