Inutile d’insister sur le fait que l’un des cercles dans
lesquels le tourisme est enfermé reste celui de la haute saison. Même si la
situation évolue lentement en raison de l’augmentation du pourcentage des
populations européennes qui peuvent choisir du fait de la retraite active la
période la plus agréable pour partir en vacances, l’été et le plein hiver
restent des musts. Un nouveau cercle, vertueux celui-là devrait être créé. Il
est souhaité par toutes les instances mondiales qui traitent du tourisme, mais
peine visiblement à voir le jour. Comme l’indiquait clairement Zelijko Trezner,
représentant la plus importante association des professionnels « The
European Travel Agent’s and Tour Operators Associations » ECTAA lors de la
première session de la Journée Européenne du Tourisme : « …la profitabilité
commence quand on peut augmenter la saison d’une journée avant et d’une journée
après. »
Itinéraire de Saint Martin en bord de Loire (Photo CCE Saint Martin de Tours)
Cette constatation a été en quelque sorte déclinée
tour à tour, comme une variation mélodique, par le représentant du thermalisme médical, celui de la Fédération Europarc, la Présidente du Réseau NECSTOUR, ou
encore les responsables de projets qui ont reçu un appui de la Commission
européenne dans le cadre du programme CALYPSO (Projet EST European Senior
Travel et projet FETE First European Travel Experience). Une expérience de
terrain a été également bien illustrée, celle des Highlands d’Ecosse.
On peut trouver tous les powerpoints de ces
interventions sur le site de la Commission européenne.
Saisonnalité :
des évidences oubliées ?
Ceci dit, un certain nombre de constats ont été
dressés depuis déjà de nombreuses années et sont devenus des évidences. Celles-ci sont pratiquement toutes liées à un
retour à certaines initiatives alternatives nées à la fin des années soixante,
lors du premier refus des politiques globales par les baby-boomers. Elles
prenaient en partie leur source dans l’esprit de découverte par le voyage qui
existait dans les classes aristocratiques à la naissance du tourisme et qui ont
été trop longtemps mimées ou caricaturées par la standardisation des offres de
visite des lieux emblématiques du Grand Tour ou de la transformation des grands
sites en icônes universelles.
Pour reprendre une remarque de Rachid Amirou :
« Démocratie et démocratisation culturelles ne vont pas de pair, leurs
relations sont bien plus complexes et subtiles. » Ce qui veut dire que
parallèlement à « une implosion de la notion de culture », pour
reprendre une expression du même auteur, on a assisté à une implosion de la
notion même de tourisme et que l’on commence seulement à tenter de rassembler
de manière sensible et intelligente les éléments disloqués lors de cette
implosion, segments qui ont été trop longtemps vendus séparément, grâce à un
marketing agressif, comme s’il s’agissait d’un tout, prêt-à-consommer hors de
leur contexte. Cela se nommait : le centre-ville séparé de son territoire,
le monument séparé de son époque historique et la route parcourue sans la
connaissance du paysage.
Les jeunes du Centre de Culture Européenne sur les Chdemins de Saint Jacques
Je ne citerai que quelques-unes de ces évidences qui
ont été présentées souvent naïvement, un peu comme des découvertes de dernière
heure, par des opérateurs qui ont été certainement habitués trop longtemps à
l’évidence d’un marché touristique dont ils pensaient qu’il allait croître
indéfiniment dans un monde où l’énergie semblait inépuisable, où le temps des
loisirs semblait indéfiniment extensible et où la richesse individuelle devait
atteindre toutes les catégories de populations et surtout, depuis 1989, dans un
monde réconcilié qui connaissait enfin la fin de l’histoire et des
totalitarismes.
Malheureusement c’est plutôt le chômage et la pauvreté
qui constituent depuis plus de trois ans un fait de société dominant. La
« société des loisirs » est devenue aujourd’hui une « société de
la crise » où l’activité économique doit être inventée sur de nouvelles
bases. De ce fait, l’offre touristique doit évoluer et s’adapter constamment en
raison d’une demande qui change lentement mais inéluctablement de nature en
revisitant le passé avec l’aide de nouveaux outils de découverte utilisant les
nouvelles technologies. Les prises de conscience communautaires de différents
types : la création de nouvelles solidarités, la nécessité du partage des
valeurs fondamentales, des connaissances et des ressources, la prise de
conscience de la nature anthropologique de l’hospitalité, la conscience
écologique diffuse mise en pratique à l’échelle locale, pour n’en citer que
quelques-unes aboutissent lentement mais sûrement à de nouveaux paradigmes
économiques dont les responsables des activités touristiques ne prennent que
trop lentement conscience.
Nouvelles solidarités. Campagne Toscani pour Benetton
Ai-je besoin de redire enfin que le programme des
itinéraires culturels du Conseil de l’Europe dont il n’a été question que de
manière marginale cette année au travers du seul exemple de la logique durable
développée par le programme Odyssea, offre depuis l’origine, c’est-à-dire
depuis le milieu des années quatre-vingt, des modèles alternatifs adaptés à toutes les
grandes interrogations géopolitiques et anthropologiques des trente dernières
années. Sur cette utopie réaliste se sont greffées de nombreuses initiatives
qui répondent de manière diversifiée, créative, adaptative et dynamique aux
intentions des créateurs de ce programme. Pour beaucoup d’entre elles, elles
répondent même très directement à la question de la trop forte saisonnalité du
voyage et auraient certainement dû être invitées à présenter leurs démarches.
Car la réponse n’est pas seulement - et de loin – purement touristique. Elle
est éthique et doit mettre en œuvre « une nouvelle conception de la
rencontre et de l’itinérance tout au long de la vie », un peu comme on
parle d’une « formation tout au long de la vie ».
Exposition du XXe anniversaire des Itinéraires culturels. Saint-Jacques de Compostelle
Dans ce cadre évolutif, je suis de plus en plus
persuadé que le secteur touristique n’échappe encore en partie à la
« crise » que du fait des situations économiques et sociales très
différentes selon les continents. Les pays dits émergents, dont certains
constituent des réservoirs extraordinaires de « touristes de masse »
potentiels, ne sont entrés que depuis très peu de temps dans la phase des
loisirs organisés et standardisés que nous avons connue en Europe et aux
Etats-Unis il y a quarante ans. Cette aspiration légitime au « voyage
dépaysant » vers l’Europe, des Chinois, des Indiens, des Brésiliens, en
particulier, va donc servir de tampon pendant encore une petite dizaine
d’années pour que les grands opérateurs survivent en consolidant des pratiques
de concentration du capital, des moyens et des services qu’ils ont mises au
point et éprouvées pendant des dizaines d’années. Les nouvelles pratiques du
« low cost » adoptées par les jeunes, puis progressivement par toutes
les générations et même les secteurs d’activité les plus divers qui devaient
réduire leurs dépenses et serrer leurs marges, constitue également un autre
tampon qui a dans un premier temps aidé la démocratisation du voyage, avant
d’apporter une marge profitable aux compagnies traditionnelles qui s’en sont
emparées. Elles sont donc elles-mêmes également en train de trouver leurs
limites.
Mireille Perano, Réseau NECSTOUR
Saisonnalité :
répondre à la demande des tribus
Prenons l’exemple tout à fait éclairant des
opérateurs touristiques. La Fédération ECTAA que je citais au début de cet
article compte aujourd’hui 31 associations affiliées dans 29 pays européens qui
représentent 77.000 entreprises et 300 milliards d’euros de chiffre d’affaires.
Impressionnant ! Mais quelle est la réponse de ce secteur professionnel
clef à la question posée de la saisonnalité ? Je paraphrase : « Nous
sommes les meilleurs garants du contrôle de la demande du consommateur, nous
pouvons l’orienter et agir pour diversifier les clientèles car nous ne sommes
pas seulement des intermédiaires dans une filière professionnelle comme il en
existe dans d’autres secteurs industriels, mais nous sommes des interfaces
entre les fournisseurs et les différents segments du marché. Autrement dit nous
pouvons agir directement sur cette demande en atteignant directement ceux qui cherchent les
prix les plus étudiés, comme en localisant les clientèles les plus pointues et
les plus exigeantes qui cherchent l’inconnu, le peu connu ou l’exclusivité. »
Zelijko Trezner. ECTAA
Je vais prendre le temps de détailler dans un
article à venir les autres interventions qui traitaient pour leur secteur de la
même question, mais au moins trois d’entre-elles m’ont amené à mettre d’abord l’analyse
de la saisonnalité du tourisme en perspective. Elles concernent le nouveau public
touristique des villes thermales sur lequel je travaille aujourd’hui avec un
réseau européen ouvert sur le patrimoine et la culture EHTTA, mais aussi les
initiatives qui concernent les publics qui voyagent pour la première fois et enfin
les amateurs de grands espaces naturels.
Dans les années soixante et soixante-dix, j’avais
l’habitude de faire chaque année un certain nombre de voyages avec des
monomaniaques : les amateurs de jardins alpins français et les membres de l’Alpine
Garden Society anglaise, les naturalistes parisiens, les membres de la Société
Botanique de France ou de la Royal Horticulture Society. C’est vers ce type de
public là et ceux qui leur ressemblent en raison de leur intérêt exclusif pour…
la céramique, les affiches, les champs de bataille ou les livres rares, que d’une
certaine manière la Fédération des opérateurs va conseiller aux professionnels
de se tourner. Ils représentent en effet un pourcentage très important de
professionnels et d’amateurs, parmi lesquels des jeunes et des retraités qui
voyagent lors des premières étapes de la floraison dans les Jardins et les
Parcs, mais aussi dans les grands espace naturels au moment de la fonte des
neiges, ou dans le moment des floraisons d’automne, quand les oiseaux ou les
poissons migrent et quand les insectes muent. Ou bien encore qui se déplacent
pour les fêtes votives, les salons du livre, les rassemblement des « Tall
Ships » oo les reconstitutions historiques. Ils ont un comportement
écologique, une démarche durable, une volonté de protéger les espaces qu’ils
explorent ou dont ils reproduisent souvent les caractéristiques en miniature à
portée de chez eux et s’associent à la conservation du patrimoine immatériel.
De plus, ils se déplacent en groupe et cherchent une aide pour l’organisation
de leur voyage. Ce sont, en toutes circonstances de vrais voyageurs
« désaisonnalisés ».
Les experts du tourisme culturel tel Greg Richards
pointent de nouveau du doigt ces pratiques qu’ils découvrent avec quarante
années de retard, en expliquant qu’elles constituent une mutation vers un
tourisme des sens, sinon « sensuel », un tourisme actif et
participatif. Je cite :
« We also need our grounding in tourism as an everyday experience in order
to be able to appreciate the differences by the host culture. This applies to
all aspects of the culture, not just the commanding heights. As J.B. Priestly
remarked: “A good holiday is one spent among people whose notions of time are
vaguer than yours” – in other words it is the practice of everyday life that
makes a culture different and attractive to many cultural tourists, not just
specific attractions”
Saisonnalité:
la révolution de l’espace-temps
Bien évidemment, la phrase clef du texte de Greg
Richards concerne la notion du temps, ou pour mieux dire l’utilisation du temps
dans un contexte qui devient « exotique » durant les vacances car
il ne correspond pas au temps des villes d’où proviennent les touristes, mais à
un temps qui se rapproche de celui de la société traditionnelle. Le temps du
pêcheur, de l’agriculteur, de l’artisan, du retraité n’ont rien à voir avec
celui du salarié citadin actif et on peut s’étonner que l’ensemble des
communications de la Journée Européenne du Tourisme n’aient pas été précédées
d’un tableau général de l’évolution sociologique du « capital temps
libre » dans le monde occidental, tableau en face duquel des solutions
pourraient alors être répertoriées et posées en cherchant à accompagner une
évolution vers la durabilité et le partage.
Un exemple particulièrement frappant est celui qui
concerne en France le traitement de la question des rythmes scolaires qui
doivent toucher bien évidemment d’abord les enfants en leur évitant la
surcharge de travail, mais qui tient compte le plus souvent avant toute chose
de la réaction des parents. Un récent article, paru dans le Quotidien du
tourisme sur la proposition de « zonage » des vacances d’été,
souligne une réaction à la fois massive et contradictoire : « Selon
un sondage réalisé par Lastminute.com, 74% des Français ne sont pas favorables
au zonage des vacances d’été. Les raisons de ce désaccord sont multiples. Tout
d’abord, les Français interrogés n’ont pas envie de se voir imposer leur
période de vacances en raison de cette mesure instaurée par le gouvernement. En
effet, 46% souhaitent choisir leurs dates de vacances et partir quand bon leur
semble. D’autre part, 52% des répondants ne peuvent pas choisir leurs dates de
vacances car elles leur sont imposées par leur employeur. » Autrement dit
les Français veulent choisir, mais leur choix reste conditionné par la
« valeur travail ». Ne parlons même pas des chômeurs. Une telle
contradiction souligne bien qu’une mutation est en route dans une société où le
temps est à la fois alterné et individualisé, mais réinscrit en permanence dans
le temps mondial et universel et que cependant les logiques du temps posté
prédominent encore. C’est je pense cet ensemble de contradictions qui doivent
être prises en compte par les responsables des politiques touristiques qui
travaillent sur cet espace privilégié du voyage et des vacances que constitue
depuis des centaines d’années, le territoire euro-méditerranéen.
Ce n’est pas du pédantisme que de rappeler des
évidences sociologiques sur la « création », la
« construction » et l’évolution des territoires de vacances et de la
manière de les atteindre. Jean Viard écrit : « Le tourisme est un
mode de production territorial nourri par la mobilité, donc la comparaison. Il
bouleverse les usages sédentaires des territoires par ce fait même, en imposant
progressivement son propre marquage comparatif et inscrivant chaque lieu dans
ce qu’on peut appeler « une culture du paysage ». Et plus loin, après
avoir décrit le passage du tourisme religieux, au tourisme aristocratique,
puis au tourisme de « station », il ajoute: «…le train accentua ces
processus, organisant les migrations rituelles saisonnières d’une partie des
élites entre les stations d’hivernage, la saison des spectacles en ville, les
stations où on allait prendre les eaux et les propriété agraires où l’on
séjournait en période de récoltes et de chasse. Cette logique de cour sans
monarque à l’échelle européenne fonda les hauts lieux du tourisme. »
Musée Guggenheim Bilbao, Espagne.
Une fois ces bases posées, il reste encore à prendre
en compte la révolution de la notion d’espace-temps qui nous est imposée par
les nouvelles formes de circulation de l’information et qui est en effet en
train de favoriser l’effet de tribus non seulement en matière de cercles
d’intérêt, mais encore plus en matière de jugements collectifs. Les pèlerins
modernes qui marchent vers Saint-Jacques de Compostelle ou Rome ne sont plus
seulement des migrants partageant une démarche commune dont ils font le récit
et le bilan une fois par an avec leurs semblables, quand ils sont revenus, mais
des itinérants géo-positionnés qui communiquent en temps réel avec le reste des
membres de leurs tribus. Et d’une certaine manière, à leur image, tous les
migrants saisonniers qui se sédentarisent pour quelques jours ou quelques
semaines vivent grâce à l’internet et le téléphone portable à la fois dans le
lieu et le temps de leurs vacances, sans couper pour autant les liens avec le
lieu d’où ils viennent et donc avec le temps citadin de leur famille étendue et
de leurs amis, tout en partageant les espaces et le temps des vacances des
autres membres de leurs tribus. Des démarches commerciales comme celle de
« trip advisor » ont parfaitement compris cette spatialité multiple
et savent en jouer pour le pire plutôt que pour le meilleur.
Cela se nomme pour une bonne part de la schizophrénie temporelle et spatiale, mais c’est en y regardant de plus près et en examinant donc les signes du changement profond du sentiment de l’espace et du temps - et seulement ainsi - que les professionnels pourront comprendre comment ils pourraient s’y adapter et définir de ce fait de nouveaux métiers.
Cela se nomme pour une bonne part de la schizophrénie temporelle et spatiale, mais c’est en y regardant de plus près et en examinant donc les signes du changement profond du sentiment de l’espace et du temps - et seulement ainsi - que les professionnels pourront comprendre comment ils pourraient s’y adapter et définir de ce fait de nouveaux métiers.
Autrement dit, pour reprendre l’exemple des
itinéraires culturels qui constituent la plus grande avancée en matière de
« voyages pour la connaissance », réconciliant temps historique et
temps virtuel, espace rêvé et espace concret, ce ne sont pas ces itinéraires
qui doivent s’adapter à l’industrie du tourisme, mais l’industrie du tourisme
qui doit créer les nouveaux métiers et les nouveaux savoir-faire qui leur sont
nécessaires pour qu’ils continuent à nous aider à comprendre où nous nous
situons dans une continuité socio-historique continentale.
Le pré carré européen peut redevenir un espace
narratif absolument incomparable, reliant sens de la responsabilité, sens du
collectif, besoin d’identité tribale et compréhension de l’espace-temps. Mais
en tant qu’espace touristique, les professionnels le voient encore selon le
diagnostic qu’en donne Jean Viard. « Le cœur de l’Europe touristique
occupe ainsi une zone plus ou moins dense de 1.000 kilomètres au sud de la
« banane bleue », soit l’axe Londres-Milan déporté de Bilbao à la Costa
Brava, la France quasi entière, le Nord italien, le littoral adriatique, demain
la Mer Noire. »
Durant deux années, la Journée Européenne du
tourisme avait donné le sentiment d’avoir pris en compte les démarches
nouvelles du tourisme culturel transfrontalier, il faut espérer que les
croisements de l’Europe sont encore d’actualité à Bruxelles.
Amirou R. (2000). Imaginaire du tourisme culturel.
Presses Universitaires de France.
Buhalis D., Laws. E (2001). Tourism Distribution
Channels: Practices, issues and transformations. London: Thompson Learning. (Professor Buhalis website:
http://www.buhalis.com/ )
Richards G. and
Raymond C. (2000). Creative tourism, ATLAS news, N°23, 16-20.
Richards G. and
Wilson J. (2007). Tourism, creativity and development, Routledge, London.Viard J. (2011). Eloge de la mobilité. Essai sur le capital temps libre et la valeur travail. L’aube.
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