lundi 21 avril 2014

Un weekend à Londres ou à Paris ? / II Les banlieues et les hommes

Depuis le premier article publié en janvier dernier, les élections françaises ont eu lieu, le gouvernement français a été remanié et les saisons touristiques de printemps ont commencé dans les deux villes. D’autres enjeux européens plus graves sont intervenus à l’Est de l’Europe que les querelles touristiques toutes démonstratives soient-elles du manque d’esprit européen. Pourtant la réflexion ouverte par la comparaison de deux stratégies méritait d’être prolongée non pas tant en ce qui concerne les visiteurs eux-mêmes que par l’approche de la manière dont les habitants, les premiers concernés, ouvrent des espaces nouveaux pour que les touristes ne restent pas seulement des unités dans des comptes statistiques et des abstractions classées selon des moyennes de dépenses quotidiennes.




Tout le monde à la périphérie ?


Au-delà de tous les effets de manches et de muscles, il existe une réalité à laquelle je me suis confronté personnellement et en famille, dans une ville comme dans l’autre ; celle de l’impossibilité pour la majorité des habitants de ces énormes villes de vivre au centre, faute des moyens financiers pour y acheter ou y louer des espaces. Sur ce plan, les deux capitales n’ont rien à s’envier !

De ce fait, une grande partie de la population vit non seulement physiquement, mais intellectuellement, culturellement et historiquement en périphérie, sans pouvoir apprécier dans leur vie personnelle le passé qui a produit le patrimoine de ces capitales, pas plus qu’ils ne peuvent vraiment apprécier d’ailleurs celui des petites villes, voire des villages où ils habitent et dont les noyaux anciens se sont noyées dans les constructions récentes standardisées.

Et pourtant, ces lieux de vie et de production satellites étaient en relation fonctionnelle avec le centre et s’étaient souvent spécialisés en tant que pourvoyeurs de fruits ou de légumes, de petits artisanats ou de petits produits industriels. Les Parisiens venaient s’y promener et s’y détendre le dimanche – les tableaux des Impressionnistes en témoignent, comme aujourd’hui les banlieusards viennent se promener et peut-être se détendre en fréquentant les espaces commerciaux du centre-ville le samedi. Et ils demandent de plus en plus nombreux à ce que le commerce continue le dimanche, ce que Paris refuse encore en partie de décider, tandis que Londres en a compris depuis longtemps l’intérêt économique et touristique d’une permanence commerciale, tout comme les musées londoniens ont compris l’intérêt d’installer une gratuité quasi complète.


Alfred Sisley. Le Pont à Argenteuil


Perte de mémoire : les solutions du Storytelling


Une fois de plus je suis persuadé que la nécessité première - qui devrait concerner aussi bien les habitants que les touristes - consiste à savoir raconter (ou à savoir se faire raconter) le passé, à en désigner les traces de manière ludique, à décrypter les noms des disparus, fils conducteursdu passé, à comprendre le jeu des immigrations anciennes et récentes, plutôt que de lutter en priorité pour que les magasins de bricolage soient ouverts le dimanche. 

En un mot il me semble essentiel de retrouver une mémoire commune à partir de signes épars comme le fait Jean-Christophe Bailly dans ses approches paysagères (Le dépaysement. Voyages en France). C’est une nécessité si l’on veut en effet sortir de la simple rentabilité touristique et travailler pour tous les usagers de la ville, les temporaires, comme les permanents. 

J’ai le sentiment, peut-être parce que j’ai pratiqué Paris comme un « commuter » de banlieue pendant trente ans, puis comme habitant et enfin comme visiteur, que le seul moyen de ne pas laisser cette ville se transformer en musée, c’est de mettre à disposition de tous les approches les plus performantes pour que la mémoire revienne, qu’elle soit quotidienne, banale, exotique, symbolique, rêvée ou fantasmée.

Pour moi, il s’agit du tourisme de l’avenir, celui qui ne délimite plus de frontières entre le visiteur chinois en groupe, le couple américain du Texas friqué, le retraité de banlieue, le restaurateur vietnamien ou portugais, le propriétaire d’un bistrot de barrière et le minot des cités.



Station Jean Moulin. Tramway, Paris

Je me souviens encore de cet architecte américain – dont je viens de lire qu’il était décédé en 1999 - qui avait acheté à Londres Folgate street une petite maison ayant appartenu à une famille de Huguenots ayant apporté avec eux des Cévennes au XVIIe siècle les traditions des artisans français de la soie, une maison située non loin de celle de Gilbert et George. 

Qui s’attendrait en effet à parler de la route de la soie dans les rues de la City ou dans les environs du Barbican Centre, situé…Silk street ou à Spitalfields? Ce garçon faisait visiter sa maison en expliquant de toutes les manières possibles la vie de cette famille protestante que seule la Grande Guerre avait réussi à disloquer. Démarche sensible de storytelling pour laquelle il allait jusqu’à faire cuire un rôti afin que le petit groupe de visiteurs pense que l’odeur même de la famille disparue était encore présente. 

« The Jervis family are imaginary but attention to detail here is incredible, although do not be mistaken in thinking that historical accuracy was the driving force behind this project. Severs was not a historian and never wanted anyone to think of his home as a museum. It is his interpretation of 18th century domestic life and was put together on a very limited budget. » C’était au début des années 90; la démarche était, j’en suis d’accord, assez élitaire, mais elle indiquait une direction qui devient beaucoup plus qu’une mode : un mouvement de fond.



Highgate cemetery, Londres


Villes invisibles


Depuis les années quatre-vingt-dix, de nombreuses possibilités fondées sur le virtuel et les appareils mobiles, sur le récit sonore embarqué comportant parfois la lecture d’un roman ou bien encore sur le film téléchargeable, ont été développées pour aider les visiteurs à faire une plongée dans les traces et les espaces tangibles du passé.

Ce travail de mémoire reconstruite peut s’appuyer tout particulièrement sur le cinéma, comme c’est le cas avec les balades dans Paris proposées par cinemacity (coproduction Arte et small bang), les ballades sur les pas des parisiens célèbres, ou les environnements sonores proposés pour les ballades de radio grenouille à Marseille

Londres a également ouvert un site de visite intitulé « Londres incognito » dont certaines visites sont elles aussi fondées sur le making-off cinématographique. On s'intègre ainsi progressivement à des quartiers insolites.

De tels sites web peuvent facilement évoluer en s’adaptant à l’actualité cinématographique. En témoigne par exemple la carte interactive créée pour le film « Diplomatie » sur les rapports franco-allemands dans la capitale pendant la seconde guerre mondiale.





Un Café de l’Europe organisé dans le cadre du projet SOURCE a été consacré à explorer l’approche nouvelle de ces villes invisibles dont les espaces et les personnages disparus peuvent réapparaître dans les détours du web. Une application a été d’ailleurs développée à Enghien-les-Bains sur le principe d’une visite de la ville à partir de cartes postales anciennes.

La thèse présentée à l’IREST par Margaux Abatecola en juillet 2013 « Le développement desoutils numériques et de leurs effets sur le tourisme culturel francilien » comporte une analyse du contexte, mais aussi des outils proposés aujourd’hui dans le cas de l’Île-de-France. Bien que Paris intra-muros et ses musées soient privilégiés, la méthodologie proposée mérite certainement de servir de guide pour d’autres explorations de territoires touristiques. 

On notera en particulier le jeu « Enigmes à Versailles », le « MonumentTracker Paris » (« Le Cœur de Paris, jolie fleur d’amour si jolie, que l’on garde dans son coeur, que l’on aime pour la vie » Charles Trenet. Paris est connue pour ses monuments historiques et sites remarquables à visiter. Tours, cathédrales, palais, arcs, ponts ou fontaines… c’est une extraordinaire collection de repères pour remonter le temps ») et les applications plus générales Mobily Trip et Cultureclic.



Nuit blanche à Paris. Place de la République


Et les hommes ?


Le plus grand défaut des technologies mobiles et des explorations sur le net, même si elles ouvrent la porte d’imaginaires multiples, comme Le Carré d’Or qui parle des itinéraires culturels du Conseil de l’Europe à Paris, est qu’il y manque malheureusement la présence physique du guide ou de l’amoureux des lieux, ainsi que celle des habitants qui sont pourtant les véritables détenteurs de nombreuses histoires mémorielles. La voix et le son, même merveilleusement enregistrés, ne suffisent pas toujours.



Carré d'Or. L'église jésuite Saint Paul à Paris, lien avec la Via Francigena


C’est la raison pour laquelle je pense que l’expérience menée depuis 2007 et intitulée « Spark London » constitue un exemple tout à fait fascinant et surtout inspirant. « Since 2007, Spark London has produced hundreds of true storytelling shows in lots of different venues including the Canal Café Theatre, Ritzy Picturehouse, Hackney Attic, the Blue Elephant Theatre, Soho Square and Foyles. Outside London, there have been Sparks at Manchester Town Hall, the Glenfiddich Distillery in Dufftown, and Riddle's Court for the Edinburgh Festival.” 

Quand on commence à parler de soi-même, même si l’anecdote peut paraître banale, on commence à dialoguer avec l’autre, le visiteur d’un moment ou le voisin venu d’ailleurs.

Fort heureusement Paris n’est pas en reste en ayant rejoint au plan associatif la démarche des « greeters » née aux Etats-Unis et propagée à Florence, Barcelone…ou Londres sous le nom de « Rent a local friend ». 

« C’est Paris qui a lancé le mouvement dans la région, en 2007, avec l’association Parisien d’un jour. Plus récemment, les départements de Seine-Saint-Denis, des Hauts-de-Seine ou de Seine-et-Marne, tous via leurs offices de tourisme ou avec l’aide de Parisien d’un jour, ont développé le phénomène. Certaines villes ont aussi noué le même type de partenariat avec « France Greeters », comme Versailles et Boulogne. »

Consciente de cette demande d’originalité qui a trouvé des formes spontanées et non institutionnelles de mobilisation et de nouvelles formes de mobilités volontaires, la ville de Paris a inventé une solution structurée en organisant une sorte de festival intitulé « Paris face cachée » dont la dernière édition a eu lieu fin janvier 2014. 

« Durant 72 heures, vous allez vivre des moments uniques dans des endroits atypiques. Ce sont plus de 100 aventures originales que nous devons aux complices de Paris Face Cachée. Des lieux, des structures, des personnalités, des passionnés qui ont inventé, créé, adapté, des expériences à vivre. La nouveauté de cette édition 2014, ce sont les « Parenthèses Artistiques ». Nous avons imaginé pour vous des rendez-vous musique, cinéma, théâtre … avec des artistes intrépides qui ont accepté d’investir des lieux inattendus le temps d’une soirée. Pour profiter de ce voyage original, vous devrez accepter la règle du jeu : choisir une expérience, sans savoir qui l’organise ; le lieu de rendez-vous est tenu secret et sera dévoilé sur votre billet, après inscription ! »



Paris face cachée. Les souterrains de Paris


Cette opération inventive n’est pas très éloignée de l’initiative intitulée museomix et qui consiste à créer des communautés d’intérêts locaux dans la visite d’un musée. « Museomix ne fonctionne que si une communauté locale est enthousiaste et prête à s’investir dans le projet. Cette communauté prend forme sur la durée à l’occasion de rencontres informelles (meetups, aperomix (comme à Lyon)…) pour présenter Museomix et inclure des personnes ambassadrices dans différentes communautés ou secteurs (design, hackerpaces, fablab, museogeeks, éducation…). Ce n’est pas le musée qui fait museomix et ouvre sa porte, c’est la communauté dans son ensemble (dont le musée est un des membres) qui organise et oriente le muséomix local. »


Paris banlieue ? Une révolution douce ?


« Ils ne sont allés ni à la Tour Eiffel, ni à l'île de la Cité, ni au musée du Louvre. Ils ont admiré la basilique de Saint-Denis, la tour de l'Illustration à Bobigny, la skyline de Créteil, Pouillon-city à Meudon-la-Forêt, le mont Valérien à Suresnes, le port de Gennevilliers, l'île Saint-Denis… » C’est ainsi qu’est présentée l’ouvrage de Paul-Hervé Lavessière publié l’an passé par WildProject et intitulé « La révolution de Paris ». 

« Dans une grande boucle de 6 jours de marche dessinée par l'auteur, ils ont rallié Saint-Denis, Créteil et Versailles à travers 37 communes et 4 départements (92, 93, 94, 78). Ils ont découvert le grand paysage de Paris : cités-jardins et pavillons de meulière, places du marché et échangeurs autoroutiers, grands ensembles et écoles républicaines, friches végétales et lignes à haute tension, églises et zones industrielles, forts et mosquées, carrières de gypse et gares de triage, canaux, fleuves et rivières… »



Révolution au sens propre du terme, changement d’attitude vis-à-vis des touristes, essai fructueux de sortir la banlieue de son isolement touristique ? Londres là aussi a été pionnière en proposant la visite de ses quartiers périphériques, ou de ses maisons hantées, mais il est vrai que les deux capitales ne sont pas du tout conçues sur le même modèle urbain. On franchit à Londres des cercles concentriques dont les transitions vertes sont importantes, tandis que Paris ne propose que ses deux Bois : Boulogne et Vincennes, avant de passer directement à un espace monstrueux où il faut en effet des guides humains pour franchir les portes des anciennes fermes, celles des petits ateliers d’artisanat et pour regarder par dessus les clôtures des jardins maraîchers ou ouvriers.  

Douce Banlieue propose ainsi près de 150 promenades. « Avec un comédien par exemple pour découvrir l’histoire du 7e art sur le territoire, avec les accompagnateurs de l’association Ça se visite ! A la rencontre des gens qui habitent et travaillent dans ces quartiers, avec un habitant le long du marché International de Saint-Denis ou encore en compagnie de guides professionnels à la rencontre de merveilles insoupçonnées telles que la salle des mariages de Bobigny, la cité-jardin de Stains, visites de Belleville … »

Une marche est d’ailleurs prévue le 27 avril prochain sur le thème de la « Révolution de Paris » avec Douce Banlieue :  « Le parcours sera ponctué de visites et rencontres insolites et inattendues :  de la musique avec les artistes de Gare au Théâtre, des histoires avec Accueil Banlieues, une transhumance urbaine avec les moutons de Clinamen, le futur éco-quartier de l'Ile-Saint-Denis avec les architectes de Bellastock, géniaux recycleurs de déchets, une plongée dans les ateliers de la fabrique de culture du 6B, une déambulation sur l'échafaudage de la Fabrique de la Ville avec les archéologues de Saint-Denis, une traversée de l'ancien carmel devenu Musée d'art et d'histoire, une rencontre avec les artisans de Franciade et les histoires de la Basilique des rois de France… »




Est-ce que ceux qui ont été dépossédés de leur capitale vont enfin pouvoir reprendre la possession de leur mémoire et de leur propriété intellectuelle et émotionnelle, de ce qui les a constitués en tant que citadins souvent forcés ? 

Nous en sommes encore loin, mais de Londres à Paris, puis dans d’autres villes d’Europe, autres capitales, moyennes ou petites cités régionales, des laboratoires citoyens sont nés. Ils ne demandent qu’à s’étendre.