Affichage des articles dont le libellé est paysage. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est paysage. Afficher tous les articles

dimanche 19 janvier 2014

Un weekend à Londres ou à Paris ? I / Le temps des amours contrariées

Il est toujours intéressant de voir naître une controverse entre des capitales européennes qui se vivent en complète concurrence touristique, au moment même où la Commission à Bruxelles réfléchit sur l’unité de la Destination Europe et sur les complémentarités des pays membres. Il est vrai que Londres et Paris, qui sont en quelque sorte devenues des sœurs jumelles intiment reliées par l'Eurostar, conservent des réflexes datant du moment où elles étaient encore des sœurs ennemies. Identités meurtrières pas mortes ? Qu’en est-il réellement ?



Polémique


Une polémique est née il y a quelques jours lorsque la capitale londonienne a décidé de publier ses chiffres de fréquentation touristique pour 2013 en volant ainsi la vedette à Paris qui n’avait apparemment pas terminé sa propre comptabilité ou dont les élus ont à faire face aux échéances rapprochées des élections municipales.

C’est semble-t-il l’article du Figaro du 16 janvier dernier qui a tout déclenché. « En 2013, encore plus de visiteurs se sont bousculés dans les allées du British Museum, première attraction de Londres, de la Tate Modern ou de la National Gallery. Ils se sont envolés dans les cabines de la grande roue London Eye ou dans les sombres couloirs de la Tour de Londres. Une affluence record permet aux dirigeants de la ville d'espérer pouvoir annoncer, ce jeudi, qu'en franchissant la barre des 16 millions de touristes étrangers, la capitale britannique aurait détrôné Bangkok et Paris en tête des villes les plus visitées sur la planète. Si les critères peuvent diverger, Paris avait accueilli 15,9 millions d'étrangers en 2012. New York se classe en quatrième position. »

Les raisons avancées ? Un effet très bénéfique de l’image jeune et positive donnée par les Jeux Olympiques et de l’image de stabilité familiale donnée par celle des cérémonies du jubilée, mais aussi une conséquence de la polarisation positive de certains quartiers à la mode qui entraînent ainsi le marché. Le West End a semble-t-il encore renforcé sa position : « Ces visiteurs dépensent beaucoup: 5 milliards de livres (6 milliards d'euros) sur les six premiers mois de 2013, en hausse de 12 %. Le West End, quartier du shopping, des restaurants et des théâtres, pèse économiquement plus que la City, et davantage que tout le secteur agricole britannique. » 
Et le quotidien d’insister sur le fait que les grandes expositions historiques comme celle sur « Pompéi » ou bien encore celle qui a été consacrée à la célébration d’une icône du rock et de la mode transgressive David Bowie, ont très largement contribué à ce succès.



Pour avoir fréquenté Londres assez régulièrement ces trente dernières années à la fois sur les Routes de la soie, sur celles des villes thermales et sur celles des écoles d’art, je ne vois là que la conséquence d’un mouvement progressif. 

La capitale anglaise a su imposer une nouvelle image de modernité faisant fi du passé, tout en gardant cependant son exotisme insulaire victorien et son esprit de liberté punk. Un exercice d’équilibrisme parfois un peu risqué mais qui est devenu payant à long terme. Je me suis même demandé personnellement il y a une dizaine d’années si je n’allais pas m’installer dans la capitale anglaise une fois ma retraite prise, en raison même de cette mobilité créative. Ceci dit je n’aurais pas choisi le West End, mais l’East End, voire Greenwich, dans ces quartiers où vivre au bord de la Tamise donne le sentiment  de faire partie de la famille des skippers qui attendent de repartir pour un Tour du Monde en un peu plus de quatre-vingt jours.

En tout cas, la municipalité parisienne a immédiatement répondu en contestant les résultats : 
« Les seuls chiffres à ce jour comparables sur la fréquentation touristique entre Londres et Paris sont ceux de 2012, les chiffres de 2013 n’étant pas encore consolidés. » 
Précisions supplémentaires : 

« En 2012, Paris (105 km²) a accueilli 29 millions de touristes (toutes nationalités confondues) contre 27,6 à Londres, les périmètres étant par ailleurs très différents puisque le Grand Londres (1 500 km²) couvre une aire à peu près comparable à la région Île-de-France. Les chiffres parisiens ne prennent pas en compte par exemple la fréquentation touristique du Château de Versailles ou de Disneyland Paris. » 

Visiblement, le mot handicap a bien été inventé par les anglophones.



Quelle cible ? Les Chinois bien entendu !


Ceci dit il est certain qu’un certain nombre de déclarations qui prennent pour cible successivement l’attitude trop respectueuse des journalistes français vis-à-vis du chef de l’Etat, la situation supposée catastrophique de l’économie française, la dénonciation du manque d’esprit entrepreneurial de la France qui ne disposerait pas du mot « entrepreneur » dans son vocabulaire et les prix élevés pratiqués à Paris se sont multipliées depuis plusieurs semaines. 

Ces déclarations, qu’elles soient ou non orchestrées, contribuent à forger les différences et à renforcer les préjugés. Qu’elles viennent de la Grande-Bretagne ou des Etats-Unis (Newsweek), elles vont toutes dans le même sens : « The Fall of France ». En un mot la France socialiste est mal gouvernée et le Paris socialiste en est le plus évident symbole car l’insécurité y augmente et l’agressivité quotidienne des Parisiens ne fait qu’augmenter. Il n’est pas jusqu’à Scarlett Johansson qui fasse part de ses déceptions : 

« L'actrice évoque alors la façon de marcher « frustrante » des Parisiens. « Je suis new-yorkaise et je suis une experte de la marche [...]. On doit se déplacer, s'éviter les uns les autres, c'est toute une chorégraphie. [...] Je suis devenue vraiment agressive avec les gens maintenant et je m'en fiche! ». La star vit pourtant en grande partie à Paris.

A ce propos on n’a pas vraiment mesuré l’effet touristique induit comparatif des films de Woody Allen, dont Johansson est devenue la muse depuis quelques années, ces films tournés à Londres et à Paris, comme on l’a fait à propos de Rome et de Barcelone en mettant en avant un effet d’image positif sur le nombre de visiteurs. « To Rome with Love » est pourtant aussi mauvais ou aussi bon que « Midnight in Paris », en tout cas aussi « cliché », mais qu’en est-il de « Vicky Cristina Barcelona » ou de « Scoop » qui étaient de meilleurs films. Il semble que les revues touristiques se soient un peu égarées dans des comparaisons hasardeuses, même s’il est vrai que les capitales qui ont accueilli le cinéaste à bras ouverts espéraient des retombées et que les films ont alimenté les commentaires transatlantiques de touristes du week-end attirés par ces clichés qui les rassurent et leur proposent une identification facile. 





La foule concentrée à Montmartre autour de la Place du Tertre le 1er janvier dernier, alors que tous les musées parisiens étaient fermés, montre bien que les clichés ont la vie dure et que beaucoup des touristes s’attendaient visiblement à ce que Picasso apparaisse devant le Bateau-Lavoir pour aller prendre une bière au café du coin. Mais en fait, ce ne sont pas les Italiens, les Espagnols, les Anglais ou les Américains qui sont visés par ce combat à base de communiqués ; ce sont aujourd’hui les visiteurs venus de Chine qui font la différence.



Atmosphères


Alors, si la querelle entre les deux capitales disparaît aussi vite qu’elle est apparue, il restera peut-être un simple sentiment d’amertume qui finira par se dissiper. Les équipes municipales changent et leurs politiques avec elles. Dans tous les cas, pourtant, il n’est pas mauvais de profiter de ce débat ponctuel pour faire des comparaisons sentimentales ou plutôt, pour mieux dire, engagées et personnelles. J’aime les deux villes d’amour, mais je ne peux pas oublier que je suis né à Paris et que j’y ai vécu quarante-six ans de manière quasi continue.

Lors de mes deux derniers voyages en Grande Bretagne en 2012, je n’ai pas pu retenir une réflexion née d’une évidence, celle du succès populaire des expositions d’art que j’ai visitées en particulier celle de la Tate Modern : 

« Je crois que l’environnement de la capitale joue également pour beaucoup. Que l’on vienne de la rive droite en franchissant la passerelle du millenium ou bien que l'on marche depuis la station de métro de Southwark en découvrant une série de nouveaux bâtiments en vente dont l’ameublement design est déjà installé et visible par les fenêtres ouvertes, la capitale anglaise donne un sacré coup de vieux à sa sœur française qui semble reléguée par comparaison à devenir peu à peu un simple musée à ciel ouvert, écrin trop précieux pour un patrimoine prestigieux. A Londres, Foster semble entraîner dans son sillage un surgissement de formes inusitées qui se désignent les unes les autres comme dans un concours, inusitées au moins sur le « vieux continent » que je connais. »



Sans trop d’exagération, c’est un monde tout nouveau que j’ai découvert après seulement cinq années d’absence, comme si je me trouvais tout à coup en présence de la ville de « Play Time » de Jacques Tati après avoir quitté peu de temps auparavant les quartiers du XVIIIe siècle qu’avait connus Jane Austen. En fait je dois à la vérité que les deux aspects cohabitent toujours, mais le spectacle d’une ville nouvelle, moderne et libérale, spéculative et libérée m’a saisi après une dizaine de kilomètres à pieds et cinq musées parcourus en deux jours. Une image en tout cas très éloignée de celle que m’avaient donnée les étudiants à la fois punks, drag queens et fans de Derrida et Bourdieu du Goldsmith College ou bien encore celle de la foule du Carnaval de « Notting Hill » dans les années 90.

J’avais aussi écrit au printemps 2012 : « La schizophrénie fait parfois partie du charme des villes…et comme dans les romans, le meurtrier qui se cache derrière les jardins fleuris, termine ses confessions en justifiant sa disparition prochaine… ». Je ne pouvais pas oublier la présence à Londres des personnages doubles de Robert Louis Stevenson.



Pour ce qui concerne Paris que j’ai véritablement parcouru en touriste ces dix dernières années, en changeant de quartier pratiquement à chacun de mes séjours, je m’y suis senti peu à peu lentement bercé et conforté dans la longue durée de mes souvenirs. Est-ce que ce sont mes propres traces dans cette ville qui sont forcément nostalgique ? Est-ce que je ne recherche finalement que les endroits qui n’ont pratiquement pas changé depuis mon adolescence : le XXe arrondissement populaire et « ethnique », le quartier Mouffetard et ses commerces de proximité, les rue du quartier des Gobelins aux noms de peintres célèbres, les ateliers d'artistes du XIVe arrondissement, le Jardin des Plantes, le Faubourg Saint-Antoine, la Butte aux Cailles, la Butte Montmartre voire les quartiers pavillonnaires de la banlieue où j’ai grandi ? Ou bien est-ce que Paris est en effet devenue une ville musée qui ne va plus changer sinon en restaurant régulièrement un patrimoine précieux ? Une ville bien protégée des attaques de la spéculation libérale depuis que le quartier de la Défense ou celui de la Porte d’Italie se sont doucement calmés en devenant des abcès de fixation de l’architecture moderne triomphante et que le Centre Pompidou devenu « Patrimoine du XXe siècle » attend patiemment de dialoguer avec la nouvelle canopée des Halles ?

Paris est en effet un musée auquel les touristes accrochent des cadenas pour que personne ne puisse en détacher le souvenir de leur passage et pour que la ville elle-même continue à adhérer intimement à son passé et au leur. Mais nous savons tous que les rambardes de la Passerelle des Arts sont changées régulièrement pour laisser la place à de nouveaux cadenas, sinon elle finirait par s’écrouler dans la Seine sous l’effet d’une surcharge pondérale. Symbole d’une illusion ?




Si on en croît les statistiques sur la fréquentation des musées – et si on en croit ses yeux quand on passe devant la pyramide du Louvre, l’entrée du Musée d’Orsay, celle de l’Orangerie ou du Grand Palais -, ce n’est pas du tout une illusion. 

« Les 14 musées municipaux - parmi lesquels le Musée d'Art Moderne, le musée Carnavalet, le Palais Galliera, le Petit Palais -, désormais réunis au sein de  l'établissement public Paris Musées, ont accueilli l'an dernier 3.037.766  visiteurs, précise un communiqué de la Ville de Paris. Les collections permanentes, gratuites depuis 2002, ont accueilli 1,360 million de visiteurs, un chiffre stable par rapport à l’an dernier. En revanche, le nombre de visiteurs pour les expositions temporaires (1,674 million) a connu une hausse de plus de 65% par rapport à l’année précédente. Un bond qui est dû au succès notamment de l’exposition Keith Haring qui a accueilli environ 300.000 personnes l'été dernier au Musée d'Art Moderne…Le Palais Galliera, consacré à la mode, qui a rouvert fin  septembre après des travaux de rénovation, a aussi connu « un vif succès » grâce aux expositions « Paris haute couture » (hors les murs, à l'Hôtel de Ville, plus de 200.000 visiteurs) et Alaïa. » Voilà en effet des chiffres qui parlent d’eux-mêmes.



Innovations urbaines


Si on quitte le domaine de l’image architecturale – celle des bâtiments emblématiques et iconiques déjà construits ou en projet dans les deux capitales : la « Tour Signal » La Défense de Libeskind  versus « The Shard » de Renzo Piano par exemple – pour regarder du côté de projets urbains destinés à améliorer la vie du plus grand nombre, je pense que les deux capitales font jeu égal. Le contraste dans ce domaine prend plutôt son origine dans la continuité des différences : Londres ayant su garder de grands parcs au cœur de la ville, tandis que Paris sauvegardait de petits coins de verdure - les parcs publics - au centre en rejetant des espaces verts importants à la périphérie (Bois de Vincennes et Bois de Boulogne).



J’apprécie je crois à leur juste valeur les créations de Gilles Clément comme les jardins du Quai Branly ou le Parc André Citroën, tout comme les jardins thématiques du Parc de La Villette et particulièrement les bambous de Chemetov ou encore la coulée verte qui part de l’ancienne Gare de la Bastille. Tous ces exemples constituent de véritables innovations fondées sur un renouveau de la fonction du jardin urbain et sur une relecture réellement biologique, agronomique et botanique des espaces verts et le respect de la vie autonome des végétaux qui constituent les fondements du concept. J’attends avec impatience de voir si la nouvelle municipalité décidera en début de mandat le transformer en coulée verte l’avenue Foch, entre l’Arc de Triomphe et la Porte Dauphine et de là vers le Bois de Boulogne.



Je vois de même apparaître à Londres des projets ambitieux qui cherchent à proposer de nouvelles solutions vertes. C’est le cas du « Garden bridge » de Thomas Heatherwick l’auteur du « chaudron » qui rassemblait toutes les flammes lors de l’inauguration des Jeux Olympiques. L’idée consiste à relier les rives nord et sud de la Tamise par une sorte de jardin suspendu planté d’arbres et laissant libre cours à l’installation des plantes sauvages. "There will be grasses, trees, wild flowers, and plants, unique to London's natural riverside habitat. And there will be blossom in the spring and even a Christmas tree in mid-winter. I believe it will bring to Londoners and visitors alike peace and beauty and magic." Toute aussi innovatrice, la proposition de Norman Foster de transformer les tracés suspendus des chemins de fer urbains en pistes cyclables, est regardée par le monde entier avec un grand intérêt. The proposal…would connect more than six million residents to an elevated network of car-free bicycle paths built above London’s existing railway lines if approved.”


Il semble donc bien que l’on ne soit pas à court d’idées ni d’un côté ni de l’autre de la Manche. Alors comment sortir des faux débats ?

jeudi 5 juillet 2012

Le Tourisme en Trois vagues


Lorsque j’ai débuté la rédaction de ce blog sur la « Destination Europe », j’ai souhaité inscrire d’emblée un court historique expliquant les incertitudes qui ont prévalu pour qu’une politique européenne commune se mette en place de manière à ce que l’Europe ne se présente plus en ordre dispersé à la clientèle internationale et que, par la même occasion, les touristes venus des différents pays européens, y compris ceux qui vivent dans les pays membres du Conseil de l’Europe et ne faisant pas encore partie de l’Union Européenne, se voient proposés des parcours cohérents, des solutions intelligentes, des propositions inédites qui leur permettent de redécouvrir leur continent commun.

Après tout, j’ai l’impression que je ne faisais là que revenir aux fondamentaux du programme auquel je me suis consacré depuis vingt-cinq ans, celui des Itinéraires culturels. J’avais donc en même temps présenté les grands chapitres d’un cours préparé pour des étudiants souhaitant approfondir la manière dont les différents responsables du tourisme dans le monde et tout particulièrement en Europe envisageaient la « Destination Europe ».


Où sont les politiques touristiques ?

L’interrogation sous-jacente était bien, compte tenu des décisions prises au sein de la Commission Européenne depuis l’entrée en force du Traité de Lisbonne, celle de la réalité d’une réintégration plus volontariste des politiques touristiques au sein des politiques européennes, après une période de désamour de presque quinze années. J’avoue qu’il s’agit d’une réintégration qui prend l’allure d’une véritable contamination puisque le tourisme touche pratiquement tous les secteurs de ces politiques et en même temps dépend de leur évolution. Pour n’en citer que quelques-uns, volontairement dans le désordre : celui de la directive « santé sans frontières » qui va amener les Européens à voyager pour choisir la place de leur cure ou de leurs traitements ou celui de la difficile mise en application de la Convention deSchengen et des obstacles temporaires qui peuvent empêcher la libre circulation. Mais aussi celui de la politique de protection de l’environnement qui touche de près l’éducation des touristes en la matière, celui de la politique agricole commune et de la question de la place et du rôle des productions locales dans l’image des lieux d’accueil, ou encore des mesures concernant la pêche et des moyens de palier la crise qui touche les marins pêcheurs.


Oenogastronomie Route des Phéniciens Sicile
Les termes de l'interrogation tenaient à une évolution du marché et à un examen critique des réponses apportées par ceux qui mettent les visiteurs en mouvement, les accompagnent et les reçoivent. Il n’est pas besoin de revenir sur le fait que le développement touristique a connu une période de succès populaire étonnante depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Cette vague inédite s’est développée sur la lancée des conquêtes sociales des années trente, interrompues par le conflit.  Elle a surfé sur les changements des modes de consommation caractéristiques des « trente glorieuses » et sur des slogans mettant en avant l’importance du confort des « arts ménagers » où de la flexibilité des industries du prêt à consommer, du prêt à porter et du prêt à jeter venues des Etats-Unis, remplaçant dans la joie du « toujours nouveau » et du « toujours plus », puis du stylisme industriel, la célébration des habitudes du travail domestique manuel et du recyclage. Ces nouvelles habitudes encadrées par le marketing naissant ont conditionné la réaction positive massive vis-à-vis d’un tourisme prêt à consommer. D’une société des arts ménagers nous sommes passés insensiblement à une société des loisirs familiaux « où famille et univers des temps libres viennent télescoper les solides certitudes hiérarchiques des uns ou la vision en classes laborieuses des autres » (Jean Viard).
Mais cette vague s’est également accompagnée d’une tendance à la banalisation des offres, une tendance qui s’est poursuivie et s’est structurée durant une quarantaine d’années, faisant le succès de grands opérateurs qui ont su trouver les réponses-produits au tourisme de masse et mettre en place l’organisation logistique pour y faire face, avec un seul axe de construction du rêve soudant trois mots clefs : sea, sex and sun. Cette approche prévaut encore pour une grande partie du marché touristique.

Venise entre histoire et consommation

Loisirs et patrimonialisation
Une mutation fondamentale est cependant intervenue de manière parallèle, au fur et à mesure où le niveau général d’étude augmentait, mutation qui n'a pu atteindre l’ensemble de la filière du tourisme dans les vingt-cinq dernières années que grâce à l’arrivée d’une crise anthropologique profonde. Une crise qui est intervenue « après deux siècles d’hégémonie de la valeur travail » et a provoqué une réflexion sur le passage d’une société des loisirs à une société qui tend à laisser une partie de la population dans le loisir forcé du chômage et une mutation qui s’appuie sur un changement total des modes d’information et de communication, sans parler des bouleversements de la carte de l’Europe. On nomme cela de manière schizophrène à la fois : globalisation et repli sur soi. Le tourisme de la Destination Europe y apporte des réponses graduées qui semblent à la fois un symptôme des mutations et un remède aux inquiétudes qui naissent des bouleversements qui atteignent les fondamentaux individuels et familiaux.
« Le tourisme a dû réinventer le désir du patrimoine, de la mer, de la montagne, de la campagne…, et faire de la cité un décor qui se visite. Mise en désir « artialisation », mise en paysage, actions qui embellissent le réel et le figent en l’état de sa découverte » écrit encore Jean Viard.
Nous y reviendrons car cette « artialisation » que d’autres nomment aussi « patrimonialisation » qui étaient tellement perceptibles dans la réaction enthousiaste du public à l’exposition du Grand Palais à Paris sur les Plans-reliefs, sont déjà sujettes à une interrogation qui montre que la phase suivante a débuté dans la foulée. Nous sommes passés de la consommation du rêve exotique à la portée de tous, à la consommation du rêve élitaire à la portée de tous, celui de l’adaptation du Grand Tour aux budgets populaires, puis à un retour au partage entre les touristes et ceux qui les accueillent des valeurs du travail traditionnel dans lequel le rôle de la main, l’importance de la proximité de la production et de celle du recyclage « dans un cadre de développement durable » représentent une part croissante de l’offre. Comme souvent, trois vagues se succèdent, la dernière valant synthèse des deux premières par l’importation des technologies dans un contexte qui relie de ce fait besoin de proximité et habitude du dépaysement. Nul doute que le besoin de synthèse, d’accord et de consensus que nous éprouvons devant les pertes de repères lui fasse recouvrir les deux autres.

L’activité touristique, en traversant ces trois étapes, en les superposant et en les hybridant, a acquis une place essentielle à la fois dans les politiques économiques, les politiques d’intégration et les politiques culturelles, ceci depuis les instances européennes, jusqu’aux décisions qui se prennent au niveau le plus local.


Paris, entre artialisation et patrimonialisation

Valeur travail et valeur loisirs
Importance économique, en raison d’une résistance relative de ce secteur à la crise financière par rapport à d’autres secteurs de production dont les adaptations stratégiques passent par la casse des machines, l’abandon des hommes ou leur délocalisation. Importance en termes d’emplois et de développement local dans des territoires qui sont passés d’une société traditionnelle où l’économie familiale dominait, à une société postmoderne où les visiteurs et les retraités qui se sont délocalisés de manière permanente ont pris une place complètement inédite dans l’apport des richesses fondées sur la coactivité, voire la coresponsabilité. Importance humaine enfin par le brassage interculturel qu’implique une circulation renouée au sein d’un continent longtemps partagé géographiquement, politiquement et mentalement. Importance culturelle enfin du fait de la diversification de l’offre, de son enrichissement thématique et des changements profonds dans l’utilisation du capital temps libre et dans la vision de la valeur travail qui placent le patrimoine dans un contexte curieux où la protection doit obligatoirement se marier à la consommation, tout en aidant au dialogue des identités.

Pour ne donner qu’un exemple, mais qui est d’autant plus frappant qu’il atteint une classe qui devient majoritaire, celle des retraités actifs : le logement personnel de cette catégorie croissante de la population est à la fois quotidien et touristique puisque le temps du travail se confond de manière quasi permanente avec celui des loisirs : « …les logements qui ont « la vue » (sur mer, montagne, campagne ou même la ville) ont intégré l’art du paysage, acquis des voyages, dans l’intimité du quotidien ; sur un modèle quasi japonais d’être ensemble (si on lit attentivement Augustin Berque), où l’on fait société ensemble en partageant le regard sur le même point de vue et en le sachant mutuellement (ce qui est aussi la pratique télévisuelle) (Jean Viard). J’ajouterais que les logements qui n’ont pas la chance de disposer de cette vue, la recrée par des jardins miniatures ou le retour à une pratique du jardinage de proximité.

Provence, rêve de rettraite touristique
Mais avant d’entrer dans une forme de bilan des évolutions des comportements et de la nature des initiatives qui ont répondu à ces évolutions, il me semblait nécessaire de revenir sur la nature des compétences que les grandes institutions internationales exercent de manière complémentaire vis-à-vis du tourisme en Europe et donc des responsabilités qu’elles partagent avec plus ou moins de bonne volonté dans les réponses qu’elles proposent et parfois dans l’encadrement de cette évolution.
Ce sera l’objet des prochains posts.


Jean-Paul Clébert. Vivre en Provence. L'Aube. 1993.
Bertrand Hervieu et Jean Viard. L'Archipel paysan ou la Fin de la république agricole. L'Aube. 2001.
Hervé Le Bras. L'Adieu aux masses. L'Aube. 2005.
Jean Viard. Court traité sur les vacances, les voyages et l'hospitalité des lieux. L'Aube poche. 2006.
Jean Viard. Eloge de la mobilité. Essai sur le capital temps libre et la valeur travail. L'Aube poche. 2011.
Jeremy Rifkin. La fin du travail. La Découverte. 1996 et 2006.